La commission d'enquête "relative aux révélations des Uber Files" a auditionné des membres du collectif international des journalistes d’investigation (ICIJ). Tout en reconnaissant qu'il n'y avait rien de "manifestement illégal" dans les relations entretenues en 2015 entre Emmanuel Macron, alors ministre de l'Economie, et Uber, les journalistes ont évoqué un lobbying de nature à "fausser la sincérité du débat public".
Quel rôle ont joué Emmanuel Macron, lorsqu'il était ministre de l'Economie, ainsi que certains parlementaires, dans l'installation de la société Uber en France ? La commission d'enquête "relative aux révélations des Uber Files" a débuté ses travaux jeudi 9 février. Son objectif : répondre à cette question mais aussi s'interroger sur "l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences".
Cette commission d'enquête de l'Assemblée nationale, créée à l'initiative de La France insoumise, est présidée par Benjamin Haddad (Renaissance), tandis que Danielle Simonnet (La France insoumise) assure le rôle de rapporteure. Au premier jour de leurs travaux, les députés ont notamment auditionné des journalistes membres du collectif international des journalistes d’investigation (ICIJ), à l'origine du volet français des "révélations".
Devant les députés, les journalistes ont mis en cause un lobbying de nature à "fausser la sincérité du débat public et même du débat parlementaire" à l'Assemblée nationale en 2015, lors de l'examen de la loi Macron, tout en précisant n'avoir "pas trouvé de traces de quoi que ce soit qui soit manifestement illégal".
"En France, Uber a ciblé dès 2014 plus de 200 [personnes], des membres du gouvernement, des parlementaires, des relais d'opinion", a expliqué devant la commission le journaliste au Monde Adrien Sénécat. "La majorité des contacts entre Uber et des responsables politiques ont été passés sous silence à l'époque, c'est vrai des contacts entre Emmanuel Macron (alors ministre de l'Economie, ndlr) et [la société américaine]."
En tout, le journaliste dénombre "17 échanges significatifs" comme des rendez-vous, des appels, des SMS entre "le ministre (Emmanuel Macron a été en fonction à Bercy d'août 2014 à août 2016, ndlr) ou des membres de son cabinet et Uber". Or "une seule rencontre a été publiquement relatée dans la presse", explique Adrien Sénécat.
Dans un article publié dans Le Monde le 10 juillet 2022, nommé "Uber Files : révélations sur le deal secret entre Uber et Emmanuel Macron à Bercy", le journaliste Damien Leloup explique comment, fin 2014-début 2015, l'entreprise américaine aurait conclu un "accord confidentiel avec Emmanuel Macron".
Tout part de la polémique autour d'UberPop, un service qui mettait en relation des clients et des particuliers utilisant leur propre véhicule pour transporter des personnes, contre rémunération. Ce dispositif, qui faisait alors l'objet d'une enquête de la DGCCRF, provoquait la colère des taxis, qui dénonçaient une "concurrence déloyale".
Dans son article, Damien Leloup écrit qu'"en contrepartie de la suspension d’UberPop, Emmanuel Macron fait miroiter [à Uber] une simplification drastique des conditions nécessaires pour obtenir une licence de VTC". Or à cette époque, précise le journaliste, le service a déjà été "jugé illégal à plusieurs reprises" et "l'entreprise réfléchit déjà à l'arrêter".
Au début de l'année 2015, l'Assemblée nationale examine le projet de loi "pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques", qui prendra le nom de "loi Macron". Le texte, qui permet au ministre de l’Économie de se révéler sur la scène politique, promet de "moderniser" l’économie française et de lever les "freins à l'activité". La loi Macron revient notamment sur certaines dispositions de la "loi Thévenoud" relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, tout juste promulguée au début du mois d'octobre 2014.
"Dans l'hémicycle, [Emmanuel Macron] appelle à rouvrir le débat sur la réglementation de services comme Uber", explique Adrien Sénécat. Selon le journaliste, "l'entreprise et le ministre se sont mis d'accord huit jours plus tôt à Bercy pour trouver un député favorable qui puisse déposer des amendements en faveur d'un régime moins strict pour les VTC". Dans son article, Damien Leloup précise que "leur adoption est peu probable à l'Assemblée" mais qu'ils "donneront plus de poids au ministre pour signer un décret" qui, lui, n'aura pas besoin d'être adopté dans l'hémicycle.
L'entreprise américaine a donc, selon Adrien Sénécat, "fait rédiger les dix amendements (...) puis les a transmis au député socialiste Luc Belot, qui a accepté de les déposer dès le lendemain à l'Assemblée nationale sans modification substantielle". Une méthode qui n'a rien d'illégal : Luc Belot a expliqué au Monde avoir été en "plein accord" avec le contenu des amendements, "étant convaincu qu’Uber apportait des améliorations aux services de transport".
A l'occasion de l'examen d'une partie de ces amendements dans l'hémicycle, Emmanuel Macron évoque alors la loi Thévenoud, qui "a conduit plutôt à protéger les taxis et parfois à mettre en place une régulation qui n'est pas totalement adaptée à la réalité du monde et à la réalité des pratiques". Le ministre affirme publiquement que le "bon équilibre" n'a "pas été trouvé".
[Archive du 28 janvier 2015]
Les amendements seront finalement retirés ou rejetés mais, écrit Le Monde, "Emmanuel Macron saisit l'occasion pour annoncer qu'un décret en reprendra les grandes lignes". Au début de l'année 2016, la durée de formation nécessaire pour obtenir une licence de VTC passera de 250 à 7 heures.
Le journal Le Monde précise toutefois qu'Uber nie avoir obtenu une législation plus favorable en échange du retrait du service UberPop : "[L'entreprise] explique avoir stoppé ce service en raison du 'niveau des violences visant nos utilisateurs, chauffeurs comme passagers (...)', ainsi que par le placement en garde à vue de deux de ses cadres".
"On n'a pas trouvé de traces de quoi que ce soit qui soit manifestement illégal dans ces rendez-vous et dans ces échanges, notre questionnement est plutôt de nature éthique et politique", a concédé l'auteur de l'article, Damien Leloup, devant la commission d'enquête.
Le journaliste estime que la modification de la durée de formation des chauffeurs VTC s'est faite "de façon discutable d'un point de vue éthique". Selon son collègue Adrien Sénécat, ces pratiques de "lobbying" peuvent "fausser la sincérité du débat public et même du débat parlementaire".
Du point de vue d'Uber France, à l'époque, Emmanuel Macron est quand même un "game changer". Damien Leloup
"Les syndicats de taxis et la CGT-Taxis n'ont pas du tout bénéficié du même traitement de faveur, bien au contraire", a de son côté commenté Karim Asnoun (CGT-Taxis), auditionné quelques heures plus tôt. Le syndicaliste a dénoncé devant la commission d'enquête parlementaire des "relations opaques" et une "différence de traitement" qu'il juge "préjudiciable".
Pour éviter que ce genre de pratiques ne se reproduisent, Adrien Sénécat et Damien Leloup plaident en faveur d'une "plus grande transparence des agendas publics des parlementaires et des membres du gouvernement".
En juillet dernier, Emmanuel Macron a réagi à la publication des articles le mettant en cause : "On a créé des milliers d'emplois", a notamment commenté le chef de l’État, qui s'est dit "extrêmement fier" de son action. "On avait un système qui était fermé administrativement (...) mon rôle comme ministre était de bousculer cet effet de rente pour pouvoir permettre, par de l'innovation d'usage, l'entrée de nouveaux acteurs, français comme étrangers", a-t-il aussi déclaré.
Chaque jeune qui a pu avoir des opportunités de jobs grâce à ça, je m'en félicite. Emmanuel Macron
"J'ai vu des chefs d'entreprise étrangers, l'horreur" a enfin ironisé Emmanuel Macron, qui "assume à fond". Selon lui, les rendez-vous pris avec Uber ont "toujours été officiels, avec des collaborateurs".
Interrogée sur le sujet lors d'une séance des questions au gouvernement, en juillet dernier également, la ministre déléguée chargée des PME, du Commerce, de l'Artisanat et du Tourisme, Olivia Grégoire, a expliqué : "Le ministre de l’Économie [de l'époque] a fait son travail." Elle a, par ailleurs, défendu l'action des différents gouvernements depuis 2017, affirmant que la France a "porté la régulation des géants du numérique en Europe".
La commission d'enquête continuera ses auditions jusqu'à la fin du mois de mai et rendra son rapport en juillet.