Gouvernement de cohabitation ? Session extraordinaire ? Assemblée paralysée ? Après la nomination de Michel Barnier à Matignon, deux constitutionnalistes reviennent sur les enjeux de cette rentrée politique.
Près de deux mois après le résultat des élections législatives, la nomination de Michel Barnier au poste de Premier ministre hier ouvre une nouvelle séquence politique riche en questions constitutionnelles.
Cohabitation ou collaboration entre le bloc présidentiel et la droite ? Dans cette Assemblée sans majorité et avec un gouvernement menacé par le risque d'une censure, quelle sera l'ambiance dans l'hémicycle ?
Pour y répondre, LCP interroge deux constitutionnalistes : Anne-Charlène Bezzina, maître de conférences en droit public à l'université Rouen-Normandie, et Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l'université Paris-II.
Avec la nomination de Michel Barnier à Matignon, l'une des évolutions les plus sensibles réside dans le rapport de forces entre le chef de l’État et le Premier ministre, régi par plusieurs articles de la Constitution, dont l'article 20. Ce dernier stipule notamment que "le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation" et est "responsable devant le Parlement."
Pour Anne-Charlène Bezzina, le nouveau gouvernement ne sera "pas complètement dans une situation de cohabitation, mais le président va être en retrait. [...] Le président va présider un peu, et le gouvernement va gouverner un peu plus" - une situation politique classique dans les régimes parlementaires pour la constitutionnaliste, faisant référence notamment aux cas allemands et italiens.
Classique ailleurs, mais "inédite" en France : pour Benjamin Morel, "le vrai patron de Michel Barnier, ce n'est pas Emmanuel Macron mais l'Assemblée nationale". S'il va y avoir une répartition des rôles entre le Premier ministre et le président de la République, avec l'habitude pour les premiers de "concéder une sorte d'espace" aux seconds, Benjamin Morel prédit cependant la fin de "la mise sous tutelle administrative de Matignon par l’Élysée". Cela pourrait se traduire par la fin des conseillers ministériels communs entre l’Élysée et Matignon, et le début d'une "vraie ré-autonomisation" des équipes du Premier ministre.
Demandée par la présidente de l'Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet et plusieurs groupes parlementaires, l'hypothèse d'une session extraordinaire de l'Assemblée nationale est évoquée afin de relancer au plus vite les travaux parlementaires.
Même si elle peut être demandée par une majorité absolue de 289 députés, la demande de session extraordinaire a toujours été demandée par le gouvernement sous la Vème République, sauf une seule fois en 1960. Elle doit ensuite être acceptée par le président de la République, qui signe un décret.
Pour les deux constitutionnalistes, il faudra attendre la composition du gouvernement. Mais Anne-Charlène Bezzina n'imagine pas le président de la République refuser cette demande. Pour Benjamin Morel, il est "important" d'avoir une session extraordinaire : si le gouvernement doit tomber à la faveur d'une motion de censure, "mieux vaut qu'il tombe [le plus tôt possible]" avant la session ordinaire prévue début octobre, sous peine d'augmenter le risque d'instabilité budgétaire face à des délais constitutionnels contraints - le budget devant être adopté au plus tard avant le 31 décembre.
Les élections législatives de juillet ont engendré un hémicycle plus morcelé que jamais, avec onze groupes parlementaires différents sous cette nouvelle législature.
"Une Assemblée fracturée n'est pas forcément une Assemblée qui ne peut pas travailler. Il peut y avoir des arrangements par texte, encore faut-il que les partis puissent travailler autrement" estime Anne-Charlène Bezzina, qui critique "l'absurdité douceureuse" des "postures partisanes", à l'image de l'abrogation de la réforme des retraites, que compte défendre le Rassemblement national lors de sa prochaine journée d'initiative parlementaire, le 31 octobre. Pour autant, les groupes composant le Nouveau Front populaire pourraient ne pas la voter.
"Les questions au gouvernement risquent d'être compliquées à vivre", prédit Benjamin Morel, qui voit, hors des QAG, l'Assemblée nationale devenir un "chaudron" de manière occasionnelle, en cas d'examen de sujets très politiques (retraites, immigration).
"Tout le monde sait que pendant un an, on ne va pas faire grand chose" ajoute le maître de conférences en droit public, qui voit certains textes législatifs transpartisans pouvant être adoptés (à l'image de celui sur la fin de vie, interrompu par la dissolution). Les deux constitutionnalistes prédisent, en cas de difficulté à agir par la voie parlementaire, une continuation de l'action gouvernementale par la voie réglementaire.