"Une France sans budget pénaliserait tous les Français". En déplacement à Limoges, vendredi 29 novembre, Michel Barnier a évoqué les conséquences d'un éventuel rejet du projet de loi de finances de l'Etat et du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Dans ce cas, une "loi spéciale" permettrait de garantir la continuité de l'Etat, ce qui éviterait le risque d'un "shutdown" à l'américaine, ce qui ne veut pas dire que la situation serait sans effet sur la vie du pays. Explications, alors que le budget la Sécu doit être soumis, ce lundi 2 décembre, à l'Assemblée nationale.
"Il y aura une tempête probablement assez grave et des turbulences graves sur les marchés financiers." Mardi dernier, sur TF1, Michel Barnier a lancé l'alerte. Et depuis plusieurs jours, le Premier ministre et son équipe mettent en garde contre une motion de censure qui - si elle était votée, en réponse à un 49.3 déclenché pour faire adopter les textes budgétaires - ferait tomber le gouvernement et empêcherait les lois de finances de l'Etat et de financement de la Sécurité sociale de s'appliquer, au risque de perturber le fonctionnement du pays.
Concernant le budget de l'Etat, une solution d'urgence pourrait cependant être mise en œuvre. L'article 45 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), prévoit en effet la possibilité pour le gouvernement de présenter devant le Parlement "un projet de loi spéciale l'autorisant à continuer à percevoir les impôts existants". Une fois le prélèvement des impôts autorisés, la LOLF précise que "le gouvernement prend des décrets ouvrant les crédits applicables aux seuls services votés". Une sorte de budget partiel et provisoire destiné à assurer la continuité du fonctionnement de l'Etat, en attendant le vote d'un projet de loi de finances en bonne et due forme.
"Le discours alarmiste s’entend pour des raisons politiques", estime Thibaud Mulier, chercheur en droit public au Centre de théorie et d'analyse du droit, consulté par LCP. "Cela dit il y a une part de vrai dans l’alarmisme et quand Laurent Saint-Martin dit que l’impôt sur le revenu ne sera pas indexé, c’est vrai", ajoute-t-il. Le constitutionnaliste évoque en effet une forme de "saut dans l’inconnu" dans le fait de se contenter de "reproduire l’existant sans actualiser la situation", produisant des conséquences concrètes sur la vie du pays.
Un constat partagé par Anne-Charlène Bezzina, maîtresse de conférences en droit public, qui fait valoir qu’aucune mesure nouvelle ne sera possible en termes de levée d’impôts puisqu'il s'agirait d’une "pure reconduction" des dispositions prévues par le projet de loi de finances (PLF) 2024. "On se doute bien que la loi spéciale permettra le fonctionnement nécessaire au métro parisien, mais on peut se demander quels sont les services publics nécessaires à la vie de la Nation ? C’est le plus petit dénominateur commun qui risque d’être préservé".
Si on reconduit le budget 2024, on fait rentrer mécaniquement 380 000 foyers français supplémentaires dans l'impôt sur le revenu, parce que le barème n'aura pas suivi l'inflation. Laurent Saint-Martin (ministre chargé du Budget)
Dans Le Parisien daté du dimanche 1er décembre, le ministre chargé du budget et des Comptes publics, Laurent Saint-Martin, est allé plus loin des sa mise en garde : "J'alerte sur la facture de la censure. Si on reconduit le budget 2024, on fait rentrer mécaniquement 380 000 foyers français supplémentaires dans l'impôt sur le revenu, parce que le barème n'aura pas suivi l'inflation, et 17 millions de Français paieront plus également." Parmi les autres conséquences avancées par le ministre : pas d'augmentation des budgets des ministères de l'Intérieur, de la Justice et des Armées. Pas de nouvelles mesures en faveur des agriculteurs non plus. Exit aussi les nouvelles mesures fiscales comme la contribution des grandes entreprises et des très hauts revenus.
Les conséquences d'un éventuel rejet du budget de la Sécurité sociale seraient plus incertaines. "Il n'y a rien dans les textes, ni dans la Constitution, ni dans la loi organique", explique Anne-Charlène Bezzina. "Aucune disposition constitutionnelle ou organique ne prévoit (...) ce qui se passe en cas de rejet du projet de loi de financement de la Sécurité sociale par le Parlement.", indique en effet un rapport sénatorial, publié le 13 novembre 2024. En tout état de cause, un rejet aurait une conséquence directe : les nouvelles mesures, celles qui sont prévues dans son édition 2025, comme la revalorisation des retraites et la baisse des exonérations patronales, ne pourraient pas s'appliquer.
Dans leur rapport, les sénateurs pointent un autre risque : "L'article 13 du présent PLFSS autorise en particulier l'Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (Acoss) et la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL) à recourir à l'emprunt afin de couvrir leurs besoins de trésorerie, pour un montant de respectivement 65 milliards d'euros et 13,2 milliards d'euros." Selon eux, sans cet article 13, "la Sécurité sociale ne pourrait pas s'endetter et certaines prestations ne pourraient donc être versées". "On pourrait envisager qu'en cas de rejet du PLFSS par le Parlement, le gouvernement dépose un projet de loi ad hoc fixant ces plafonds d'emprunt, en espérant que le Conseil constitutionnel ne le censure pas", écrivent encore les sénateurs.
Interrogé par LCP, le rapporteur du budget de la Sécurité sociale à l'Assemblée nationale, Yannick Neuder (Droite républicaine), met lui aussi en garde contre les conséquences de cette impossibilité d'emprunter sur les marchés financiers : "Sans PLFSS, il n'y a pas d'article 13, et sans cet article 13, il n'y a pas de budget pour les hôpitaux, plus de financement pour les retraites, plus de remboursement des soins pour les patients." Et le député de prévenir que sans nouvel emprunt, l'Acoss et la CNRACL ne disposeraient que de deux ou trois mois de trésorerie.
Le système continuera de fonctionner, il n'y aura pas de bug au 1er janvier. (...) Mais on risque de constater une aggravation forte du déficit de la Sécurité sociale, qui pourrait passer de 16 à 24 voire 25 milliards d'euros en 2025. Frédéric Valletoux (président de la commission des affaires sociales de l'Assemblée)
Anne-Charlène Bezzina écarte cependant l'idée d'un "shutdown social" et juge "moins grave" l'hypothèse d'un rejet du budget de la Sécu que celle d'un rejet du budget de l'Etat. Selon la constitutionnaliste, le prélèvement des cotisations sociales, tout comme le versement des retraites, pourraient être pris en compte par la loi spéciale et les décrets qui seront pris en matière de dépenses, au même titre que les remboursements des frais de santé, selon des modalités similaires à l'exercice 2024.
En 1979, à la suite d'une censure du projet de loi de finances par le Conseil constitutionnel, une loi spéciale avait dû être votée. A l'époque, les lois de financements de la Sécurité sociale actuelles, créées en 1996, n'existaient pas en tant que telles. Le budget de la Sécu était donc intégré dans le PLF fait valoir Thibaud Mulier. Une situation qui, selon lui, pourrait être exceptionnellement reproduite, si le gouvernement devait avoir recours à une loi spéciale.
Le président de la commission des affaires sociales, Frédéric Valletoux (Horizons), se veut lui aussi relativement rassurant pour ce qui concerne la vie quotidienne : "Le système continuera de fonctionner, il n'y aura pas de bug au 1er janvier". Même si là encore, comme pour le budget de l'Etat, la situation sera gelée. Exemple : la taxe soda, que le PLFSS 2025 prévoit d'augmenter. "Si le texte est rejeté, la taxe continuera de s'appliquer, au niveau prévu en 2024", indique-t-il. Frédéric Valletoux s'inquiète, en revanche, des conséquences financières d'un rejet du PLFSS : "Sans les mesures qu'il contient, on risque de constater une aggravation forte du déficit de la Sécurité sociale, qui pourrait passer de 16 à 24 voire 25 milliards d'euros en 2025."