Auditionnés par la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, deux avocats de familles, Sarah Saldmann et Fabien Arakelian, ont mis en cause les pratiques des groupes Orpea et Korian. Faisant état de pressions subies par les familles de résidents et par les soignants, ils ont demandé la constitution d'une commission d'enquête parlementaire.
Des "cas patents de maltraitance", des intimidations à l'encontre des familles et des soignants... Les avocats Sarah Saldmann et Fabien Arakelian ont lourdement mis en cause les groupes et Orpea et Korian devant la commission des affaires sociales. Les deux conseils ont été entendus jeudi 17 février dans le cadre de la série d'auditions organisées à l'Assemblée nationale en réaction aux révélations du livre "Les Fossoyeurs". Cet ouvrage du journaliste Victor Castanet rapporte de nombreux faits de maltraitance au sein de certains Ehpad gérés par Orpea.
Devant les députés, les deux avocats ont longuement étayé les révélations faites par le journaliste. Sarah Saldmann a, par exemple, décrit le cas de résidents "rationnés, laissés seuls devant une assiette qu'ils ne peuvent atteindre, méconnaissables à force de perdre du poids". "Comment ne pas évoquer cette personne laissée dans une mare de sang et dont j'ai la preuve en photographie ?", a-t-elle ajouté, évoquant aussi les résidents dont "les fractures ou les AVC sont découverts quelques semaines plus tard sans que jamais les familles n'aient été informées".
Fabien Arakelian a quant à lui énuméré de nombreux exemples, pendant près de neuf minutes. L'avocat a ainsi pointé du doigt l'Ehpad Korian de Mougins qui ferait l'objet de "constats patents de maltraitance, de dissimulation sur l'état de santé". "Dans ce dossier, j'ai une famille que je défends qui a appris le décès de son père via un SMS des pompes funèbres qui lui demandaient sa carte nationale d'identité", a-t-il expliqué. Le conseil cible aussi l'Ehpad Orpea de Neuilly et la situation, "pour parler concrètement et au ras des pâquerettes", d'une "personne décédée qui était dans ses excréments et dans ses urines." Fabien Arakelian cite, autre exemple, l'Ehpad Orpea Les Lilas, qui a fait l'objet de "constats de délaissement, de maltraitances, d'abandon, de carences de soin" et cela, "dès 2019" : "Vous avez bien vu que la défense c'est de dire 'c'est la Covid', mais la Covid a bon dos."
"Ce sont des situations d'une gravité sans précédent, ces cas ne me semblent pas des situations isolées", a expliqué Sarah Saldmann. L'avocate affirme avoir reçu 600 signalements contre le groupe Orpea, 500 contre le groupe Korian et 39 contre le groupe DomusVi. Fabien Arakelian parle de son côté d'une "cinquantaine de plaintes déposées, une vingtaine d'ouvertures d'enquêtes préliminaires et une dizaine d'ouvertures d'informations judiciaires dans toute la France".
L'avocat s'étonne pourtant de n'avoir pas "le début d'une mise en examen" dans "les dossiers qui sont les [siens]". "Il a fallu que cet ouvrage soit sorti pour que d'un seul coup on se réveille", regrette Fabien Arakelian. L'avocat donne ainsi l'exemple d'une plainte déposée contre l'Ehpad Orpea de Neuilly en novembre 2020 : "Le 28 janvier 2022, Alléluia, le parquet de Nanterre a décidé d'ouvrir une enquête préliminaire, c'est curieux non ?" L'avocat explique déposer systématiquement plainte contre X : "La responsabilité, parfois, des agences régionales de santé peut aussi se poser et j'en ai la démonstration dans mes dossiers puisque les ARS, dans de nombreux dossiers, ont été alertées sur les situations catastrophiques."
Sarah Saldmann a, par ailleurs, mis en avant le sentiment de "culpabilité" qui "étreint les familles des victimes", qu'elle qualifie de "victimes par ricochet". Certaines d'entre-elles auraient vendu leurs biens immobiliers, "contracté des crédits" et se seraient "surendettées" pour offrir à leurs proches une chambre dans des établissements réputés de haut standing. L'avocate évoque aussi des personnes "esseulées, parfois endeuillées et qui n'avaient pas les ressources émotionnelles pour affronter des groupes aussi imposants qu'Orpea et Korian".
"Je me [demande] pourquoi ces familles n'ont pas pu aussi vite s'exprimer et porter plainte ?", a demandé Valérie Six (UDI et indépendants). Pour Sarah Saldmann, la réponse est évidente : "C'est comme les femmes battues à qui l'ont dit 'mais attendez, vous n'avez rien fait'." "Tout le monde n'a pas les moyens d'avoir un appartement et d'y mettre trois personnes 24 heures sur 24 pour s'occuper d'un parent", a-t-elle ajouté. Selon les avocats, certaines familles renoncent aussi par peur des "représailles".
Une crainte d'autant plus logique selon Sarah Saldmann qu'elle estime être elle-même victime de menaces : "J'ai des demandes de gardes du corps privés farfelues, j'ai des courriers où on me dit 'faites attention à vous', des demandes de stages où les gens ne sont pas du tout des candidats (...), des courriers anonymes écrits à la main où on me dit 'à votre place j'arrêterais tout parce que ce n'est pas prudent..."
L'avocate a également "apporté tout son soutien" aux soignants des Ehpad, dont certains la contactent, "souvent de façon anonyme" : "Ils sont les victimes collatérales de ce drame." Elle relaie la "pression hiérarchique certaine", la solitude et le manque de formation vécus par ces personnels, "pour la plupart des femmes", qui "commettent des actes contraires à leur morale, par manque de moyens". "Elles me disent 'si jamais je pars et je fais une action, je ne retrouverai pas de travail'."
L'ampleur des accusations a fait réagir Monique Iborra (La République en marche), auteur d'un rapport sur les Ehpad en 2018 : "Il ne serait pas honnête de notre part de dire que nous n'avions jamais entendu parler de rien, parce que c'est faux et donc notre responsabilité est très largement engagée." L'élue a affirmé vouloir constituer une commission d'enquête, ce qui offrirait aux députés "une possibilité d'investigation qui va au-delà de ce qui est dit" lors des auditions actuellement organisées à l'Assemblée nationale.
Plusieurs députés avaient dénoncé l'attitude des dirigeants d'Orpea lors de leur audition par la commission des affaires sociales, le 2 février 2022. Philippe Charrier, le PDG du groupe, avait défendu avec force Orpea et qualifié les accusations du livre de Victor Castanet "d'allégations". Il avait aussi promis des "excuses s'il y avait des cas avérés" de maltraitance dans ses Ehpad. Le 16 février, la directrice générale de Korian, Sophie Boissard, avait de son côté expliqué que la "culture d'entreprise" de son groupe n'avait "rien à voir" avec les faits dénoncés par le livre "Les Fossoyeurs".
La constitution d'une commission d'enquête permettrait notamment l'interrogation sous serment de ces dirigeants : "Si vous, représentation nationale, vous ne vous emparez pas de ces questions avec une manière plus forte, plus coercitive, qui va le faire ?", a demandé Fabien Arakelian. "Un choix a été fait, qui est différent", a répondu Fadila Khattabi. La présidente de la commission des affaires sociales a mis en avant "la double enquête diligentée par le gouvernement et la ministre Brigitte Bourguignon". Une commission d'enquête aurait "demandé un temps d'installation un peu plus long qui aurait entravé la réactivité de nos travaux", a aussi expliqué la députée, qui a défendu le "travail soutenu, sérieux, suivi" entrepris par sa commission. Mais s'il "faut aller plus loin, nous irons plus loin", a-t-elle promis.