Auditionné par les députés de la commission des finances sur le dérapage du déficit public en 2023 et 2024, le Premier président de la Cour des comptes et président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) a critiqué l'optimisme des prévisions macroéconomiques des gouvernements en place à l'époque et appelé à doter le HCFP de "pouvoirs contraignants" en matière de prévisions.
"Je suis profondément désolé de la situation navrante dans laquelle ces deux dernières années nous ont plongés." Pendant près de 3 heures, Pierre Moscovici a décortiqué les raisons du décrochage budgétaire de la France au cours des deux dernières années. Le Premier président de la Cour des comptes, également président du Haut Conseil des finances publiques, était auditionné dans le cadre des travaux d'enquête menés par la commission finances de l'Assemblée nationale pour "étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024".
Le haut fonctionnaire a donc débuté son audition en affichant son affliction devant l'état des finances publiques et ce malgré, a-t-il souligné, "avoir alerté à de nombreuses reprises" sur le risque de déraillement du train budgétaire français, le "seul grand pays européen à avoir été incapable d'engager la résorption de son déficit".
En cause, principalement : l'optimisme invétéré des prévisions macroéconomiques des précédents gouvernements, alors que Bruno Le Maire était ministre de l'Economie et des Finances. En 2023, des recettes bien moindre qu'escomptées forcent Bercy à revoir à la hausse le déficit, de 4,9 à 5,5 % du PIB. "Mais un réel effort d'économies structurelles aurait pu et dû contrebalancer ce manque à gagner", a pointé Pierre Moscovici.
Bis repetita en 2024, une "année noire" pour les finances publiques : c'est là la "quasi-totalité des postes de prévisions du gouvernement" qui relèvent d'un "caractère optimiste". "Incontestablement, la prévision [de croissance] de 1,4 % pour le PLF 2024 est exagérement optimiste et tout à fait volontariste, puisque le consensus des économistes est établi à 0,8 %", a insisté le Premier président de la Cour des comptes, lui-même ancien ministre de l'Economie et des Finances (2012-2014). L'année dernière, la dépense publique est apparue "hors de contrôle", considère-t-il. Et de marteler : "Il est impossible, je répète impossible, de prétendre en toute confiance que personne ne connaissait la fragilité répétée des prévisions pendant cette période".
"Nos alertes sur les prévisions élevées (...) n'ont pas été entendues", a regretté Pierre Moscovici. D'autant qu'en parallèle, en vertu de ses prévisions optimistes, "le gouvernement a maintenu une trajectoire pluriannuelle caduque devenue, en 2024, peu crédible, peu réaliste et peu cohérente", a-t-il déploré. Avant de rappeler qu'à cette période, le HCFP avait fait montre d'une certaine émotion lors de l'annonce du maintien de l'objectif d'un retour sous les 3 % de déficit en 2027 : "Le Haut Conseil s'est un peu fâché, en parlant d'une trajectoire qui manquait de crédibilité et de cohérence."
Les trajectoires ne peuvent plus reposer sur des baisses de dépenses non documentées et non mises en oeuvre. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques
Ce manque de réalisme est d'autant plus problématique que la France est tenue de présenter cette trajectoire à Bruxelles. "Il n'est pas sérieux de transmettre à la Commission européenne des trajectoires pluriannuelles aux sous-jacents optimistes et déjà caducs avant même le début de leur mise en oeuvre. Il n'est pas sérieux de prendre des engagements sur la maîtrise de la dépense sans mettre des moyens pour les obtenir", a cinglé Pierre Moscovici. "La crédibilité de notre pays exige une approche plus vertueuse."
Face à ce constat, Pierre Moscovici a appelé à renforcer "l'indépendance des prévisions en France", tout en reconnaissant la difficulté de l'exercice. Lors de son audition, le président du Haut Conseil a salué la qualité de l'administration de Bercy, écartant toute "mauvaise foi", mais a évoqué une "mise sous pression" politique qui se serait accentuée ces dernières années. "Il faut libérer [les prévisions] de tout volontarisme excessif du gouvernement, de tous les gouvernements. Il faut rendre à l'administration sa capacité sereine et objective", a-t-il déclaré.
Face à des prévisions visiblement trop écartées de la réalité, il a évoqué la limite des possibilités dont dispose aujourd'hui le HCFP, qui n'a le choix qu'entre "l'arme nucléaire" de l'argument d'insincérité, susceptible d'entraîner l'inconstitutionnalité d'un projet de loi de finances, ou la simple "sémantique délicate" qui a été largement mise en œuvre, sans être entendue, au cours des dernières années.
Pierre Moscovici a donc plaidé pour une évolution du mandat du Haut Conseil des finances publiques, appelant également à un renforcement de ses moyens, en listant plusieurs scénarios possibles : confier purement et simplement la réalisation des prévisions à l'institution ou, dans une perspective plus limitée, lui confier la responsabilité de rendre un avis contraignant en lui offrant un pouvoir de validation des prévisions. A minima, il a défendu l'introduction d'un mécanisme de "comply or explain", qui obligerait le gouvernement à justifier les prévisions avancées en cas de doutes du Haut Conseil.
"L'indépendance des prévisions en France doit être mieux garantie" et "c'est le rôle des institutions budgétaires indépendantes, donc en France du HCFP, que de garantir la qualité des prévisions et de les tenir éloignées de ce que j'appellerais l'hubris du politique", a expliqué Pierre Moscovici. Estimant que : "Tant que la prévision sera le seul fait de l'administration, elle sera forcément soumise aux arbitrages gouvernementaux. (...) Il y a fort à parier que si on ne change rien, le risque de recourir à des hypothèses optimistes se répètera à l'avenir."