Un mois après l'agression mortelle d'Yvan Colonna par un codétenu dans la maison centrale d'Arles, l'actuel directeur et l'ancienne directrice de la prison ont été auditionnés à l'Assemblée nationale. Selon eux, Franck Elong Abé n'était pas un prisonnier "compliqué à gérer" et il n'est pas possible de "mettre un agent derrière chaque détenu".
Devant les députés, Marc Ollier, qui a pris ses fonctions à la tête de la maison centrale d'Arles le 1er mars - la veille de l'agression d'Yvan Colonna -, a donné mercredi de nombreux éléments sur le contexte de cette agression à l'issue fatale, qui cause depuis remous et manifestations en Corse. "Parfaitement froid" et sans "aucune émotion", Franck Elong Abé s'est jeté "à coups de pied" sur Yvan Colonna pour commettre une agression mortelle. "C'est dégueulasse", s'est même exclamé le directeur, entendu en même temps que Corinne Puglierini, sa prédécesseure jusqu'en février 2022.
Le meurtre d'Yvan Colonna, assassin du préfet de Corse Claude Érignac en 1998 et qui a succombé à ses blessures le 21 mars, suscite des interrogations tant sur l'encadrement des détenu particulièrement signalés (DPS) que sur la prise en charge de la radicalisation en prison, Franck Elong Abé étant également classé parmi les terroristes islamistes (TIS). Point par point, la direction de la maison centrale a tenté d'expliquer comment les deux prisonniers ont pu être laissés seuls dans une salle de sport de l'établissement, sans surveillance particulière, pendant les dix longues minutes qu'a duré l'agression.
Corinne Puglierini décrit le parcours de Franck Elong Abé au sein de la maison centrale d'Arles. Le détenu est dans un premier temps placé à l'isolement : il est alors perçu comme "discret, calme, correct" mais aussi "poli, courtois". Il n'y a pas "d'observations particulières s'agissant de son comportement", précise l'ancienne cheffe d'établissement. En raison de son "bon comportement", le protocole mis en place pour assurer ses ouvertures de portes et ses déplacements est progressivement allégé. Franck Elong Abé n'est pas inactif : "Il allait régulièrement à la petite salle de sport." Là encore, le moniteur qui l'accompagne juge l'attitude du détenu plutôt positive, explique Corinne Puglierini. Sa période d'isolement est toutefois prorogée de trois mois : "Ce qu'il nous a montré, c'est de la patience, de l'écoute et aucun signe d'énervement."
Une fois la mise à l'isolement levée, Franck Elong Abé est placé au "quartier spécifique d'intégration" pendant neuf mois et demi, "un sas avant une réintégration éventuelle en détention ordinaire". Durant cette période, Franck Elong Abé intègre une formation professionnelle "jardins espaces verts", qu'il suit "pendant de nombreux mois".
En l'absence de comportement "problématique", le détenu finit par intégrer la détention ordinaire. Toujours sans problème. Franck Elong Abé adresse des demandes pour devenir auxiliaire : il essuie plusieurs refus, notamment pour le poste "d'auxiliaire d'étage" car son profil l'en empêche. "Finalement, il a obtenu le poste d'auxiliaire sport au niveau du rez-de-chaussée du bâtiment A" en septembre 2021, précise Corinne Puglierini. Le 24 janvier 2022, lors d'une commission pluridisciplinaire unique (CPU) "dangerosité et radicalisation", l'administration constate que Franck Elong Abé tient des "propos complotistes au sujet de la gestion politique de la crise sanitaire" et que son projet à la sortie de prison serait "d'élever des chèvres". Il souhaite une "sortie sèche" : sa libération est prévue à la fin de l'année 2023.
Rien ne permet alors de prédire la funeste action de Franck Elong Abé, selon les dires des directeurs de la prison : "Les mesures de sécurité, les regards croisés, le temps que l'on a pris pour voir et étudier l'évolution de son comportement ne nous ont pas permis de déceler une tentative de dissimulation de sa part", constate Corinne Puglierini. En résumé, le détenu n'est certes pas "modèle" mais "pas compliqué à gérer".
Marc Ollier ajoute que le service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP) et la psychologue de la direction interrégionale de la mission de lutte contre la radicalisation violente ne s'étaient pas non plus particulièrement inquiétés des agissements du détenu.
Ces propos ne convainquent pas tous les députés. "Il parle de religion, il se fait pousser la barbe, il fait l'éloge des talibans, il a l'idée de mourir en héros, si ça ce ne sont pas des signaux faibles...", réagit Eric Diard (Les Républicains).
"Nous savons que, quelques jours auparavant, M. Elong Abé s'est laissé pousser la barbe, ce qui est un signe de base d'un passage à l'acte", ajoute encore Jean-Félix Acquaviva (Libertés et Territoires). Laurence Vichnivesky (MoDem) partage pour sa part ses "difficultés" avec les réponses apportées par les directeurs d'établissements : "On a le sentiment qu'Elong Abé est un détenu quasiment classique ou en tout cas est en train de devenir un détenu quasiment classique."
"Compte tenu des éléments à notre connaissance, ce n'était pas tant un risque de passage à l'acte en détention qui était craint, mais effectivement le but était de préparer la sortie de la personne détenue", réagit Corinne Puglierini.
Lors du moment fatidique, les deux détenus étaient seuls dans la salle de sport du bâtiment A de la prison d'Arles. Seules les deux caméras qui y sont disposées sont témoins de la scène. Marc Ollier a visionné les vidéos et a été un des premiers à se rendre sur le lieu du crime :
"Ce n'est pas un malaise, c'est une agression"
— LCP (@LCP) March 30, 2022
Le directeur de la prison d'Arles Marc Ollier revient sur l'agression fatale d'Yvan Colonna par Franck Elong Abé.
> "Il se jeta sur lui à coups de pied dans la tête. (...) Il l'agresse pendant 10 minutes." #DirectAN #Corse pic.twitter.com/4zYuQxbRKo
Franck Elong Abé travaillait comme auxiliaire sport depuis septembre 2021 dans l'établissement. Il était censé faire le ménage alors qu'Yvan Colonna était en train de s'entraîner. Une cohabitation qui a priori ne posait pas de difficulté, les deux codétenus n'ayant pas d'antécédents connus de la part de la direction, insiste Corinne Puglierini :
Colonna et Elong Abé laissés seuls dans une même salle : "Une mesure de séparation aurait eu du sens si on avait eu le moindre doute sur une difficulté entre les deux personnes, ce qui n'était pas le cas", insiste l'ex-directrice Corinne Puglierini. #DirectAN #Colonna #Corse pic.twitter.com/NdUfNvZNPX
— LCP (@LCP) March 30, 2022
Mais Franck Elong Abé va bien se jeter sur Yvan Colonna pendant que celui-ci "faisait des pompes". Selon Marc Ollier, ce dernier n'a pu que difficilement se défendre. Et, le temps que l'alerte soit donnée - l'agresseur signalant ensuite à un surveillant "un malaise" de la part d'Yvan Colonna - la victime est "laissée K.O." avant que les premiers soins ne soient donnés et que "son coeur redémarre". Au moment des faits, le surveillant qui avait la charge de l'aile "a davantage prêté attention" aux salles dans lesquels avaient lieu d'autres activités et où étaient présents des intervenants, témoigne l'actuel directeur.
Des explications qui laissent toujours dubitatifs les élus autonomistes corses, à commencer par Jean-Félix Acquaviva qui s'interroge ouvertement sur la possibilité que l'assassinat d'Yvan Colonna "ait pu être commandité par un tiers". Par ailleurs, de l'absence de réaction des personnes chargées de visionner les caméras, au manque de surveillance rapprochée des DPS, en passant par les signes de radicalisation, la liste des griefs dressée par le parlementaire est longue.
La direction s'efforce pourtant de lever chaque zone d'ombre. Sur les 280 caméras que compte l'établissement d'Arles, l'agent chargée de la vidéosurveillance "n'avait pas de raison" d'être branché sur la salle de sport. Un bouton d'alerte présent sur le mur aurait pu être activé, mais Yvan Colonna, sous les coups de l'agresseur, n'a pas pu le déclencher.
"Il y avait certes deux caméras dans la salle où a eu lieu l'agression mais l'agent n'avait pas de raison" d'avoir sur son écran de surveillance les images des salles d'activité, explique le chef d’établissement de la maison centrale d’Arles Marc Ollier.
— LCP (@LCP) March 30, 2022
#DirectAN #Colonna pic.twitter.com/YIl8px9ruf
En outre, le système de surveillance était bien en maintenance au moment de l'agression, suscitant une coupure "d'une à deux minutes". "Cela n'aurait rien changé, c'est quasiment impossible de détecter quelque chose [sur les écrans qui défilent en permanence]", a assuré Marc Ollier.
Sur les moyens humains, là aussi la direction est formelle : il est impossible "de mettre un agent derrière chaque détenu DPS". La réglementation ne l'exige d'ailleurs pas et, aujourd'hui, "le seul détenu accompagné et surveillé en permanence, c'est Salah Abdeslam", précise le haut fonctionnaire.
Enfin, si Franck Elong Abé a pu accéder a un emploi en prison malgré son statut de DPS (ce qui n'est pas interdit par la loi), cela ne lui conférait en rien le statut d'un détenu classique. "Sa prise en charge répond au corpus des [textes] sur les DPS", défend Corinne Puglierini.
Reste la question du mobile d'un tel passage à l'acte, à laquelle doit répondre l'enquête pénale diligentée par le parquet national antiterroriste. Pour Marc Ollier, les motivations du détenu djihadiste pourraient se résumer à la recherche de la lumière, en voulant "se payer quelqu'un de connu".
Le chef d'établissement de la maison centrale d'Arles ne juge en revanche pas "crédible" l'hypothèse selon laquelle Yvan Colonna aurait "blasphémé" devant son agresseur, comme l'a prétendu aux enquêteurs Franck Elong Abé pour expliquer son geste.