Législatives 2024 : la Défense, terrain miné entre l'Élysée et Matignon en cas de cohabitation avec le Rassemblement national ?

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Image d'illustration des armées françaises, avenue des Champs-Elysées à Paris. Droits réservés
Image d'illustration des armées françaises, avenue des Champs-Élysées à Paris. Droits réservés
par Soizic BONVARLET, le Jeudi 27 juin 2024 à 19:05, mis à jour le Jeudi 27 juin 2024 à 19:30

Chef des Armées, un "titre honorifique" pour le président de la République en période de cohabitation ? Marine Le Pen a mis le feu aux poudres en l'affirmant dans une interview accordée au Télégramme. Une déclaration qui a suscité de nombreuses réactions, notamment celle du ministre des Armées : "La Constitution n'est pas honorifique", a rétorqué Sébastien Lecornu. 

"Chef des Armées, pour le Président, c’est un titre honorifique puisque c’est le Premier ministre qui tient les cordons de la bourse". Dans un entretien au Télégramme, paru mercredi 26 juin en fin de journée, Marine Le Pen a affirmé la prééminence du chef du gouvernement sur le président de la République concernant les questions de Défense et d'emploi des forces armées.

Se projetant dans un scénario qui verrait Jordan Bardella être nommé à Matignon, la double finaliste de l'élection présidentielle indique qu'il "n’a pas l’intention de lui chercher querelle [au président de la République] mais [qu']il a posé des lignes rouges". En cas de cohabitation, qui aurait le dernier mot en matière d'engagements stratégiques (livraison d'armes, envoi de troupes, etc.) ? 

Un Président "chef des armées", un Premier ministre "responsable de la défense nationale"

"Garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités" (article 5 de la Constitution), le président de la République est "le chef des armées"(article 15), qui précise qu'"il préside les conseils et comités supérieurs de la défense nationale". Selon la Constitution de la Vème République, le Président décide donc de l'engagement des forces armées dans un conflit. Et c'est lui qui décide, le cas échéant, de l'emploi de la force nucléaire.  

Le Premier ministre est quant à lui, "responsable de la défense nationale" (article 21), tandis que le gouvernement "dispose de la force armée" (article 20). En outre la Constitution indique que : "La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement. Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger, au plus tard trois jours après le début de l'intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n'est suivi d'aucun vote. Lorsque la durée de l'intervention excède quatre mois, le gouvernement soumet sa prolongation à l'autorisation du Parlement. Il peut demander à l'Assemblée nationale de décider en dernier ressort" (article 35)

Le cas de la cohabitation

Si la Constitution dispose que "le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation", le Conseil constitutionnel vient préciser que : "la Constitution n’est véritablement appliquée à la lettre qu’en période de cohabitation. C’est dire qu’en période de concordance des majorités présidentielle et parlementaire – soit la plupart du temps, c’est bien davantage le chef de l’Etat que le Gouvernement qui détermine la politique de la Nation".

"En effet, le centre de gravité du pouvoir n’est pas fixé, une fois et pour toujours, par le texte constitutionnel", poursuivent les Sages. "Il est fonction de la conjoncture politique et de la pratique à tel point que le Général de Gaulle définissait la Constitution comme 'un esprit, des institutions, une pratique'".

De fait, le Général de Gaulle avait pensé la Constitution de la Vème République au travers de l'émergence d'un exécutif puissant, disposant d'une capacité d'action renforcée en cas d'événements majeurs, le rôle dévolu au président de la République en matière de Défense participant de cette volonté. C'est ainsi que le Conseil constitutionnel, tout en rappelant que "c'est le gouvernement qui informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger", conclut qu'"en pratique, et même en période de cohabitation, le rôle du chef de l’Etat en matière de défense est toutefois prédominant".

De l'interprétation à la conciliation

"La Constitution n'est pas honorifique" a réagi, ce jeudi, sur X (ex-Twitter) l'actuel ministre des Armées, Sébastien Lecornu, mettant en avant les articles 15 et 35 et citant le Général de Gaulle dans une allocution de 1962. "Dans les domaines essentiels de la politique extérieure et de la sécurité nationale, [le président de la République] est tenu à une action directe, puisqu'en vertu de la Constitution, il négocie et conclut les traités, puisqu'il est le chef des armées, puisqu'il préside à la défense", cite ainsi Sébastien Lecornu.

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Dans la matinée, Marine Le Pen a précisé ses propos : "Sans remettre en cause le domaine réservé du président de la République, en matière d'envoi de troupes à l'étranger, le Premier ministre a, par le contrôle budgétaire, le moyen de s'y opposer. Jordan Bardella était donc fondé à rappeler qu'il est opposé à l'envoi de militaires français en Ukraine".

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Réagissant lui aussi, François Bayrou a cependant qualifié les déclarations de Marine Le Pen d’"extrêmement graves", l'accusant de remettre "en cause profondément la Constitution". Ce à quoi elle a répondu en faisant valoir que le président du MoDem "devrait se souvenir qu’en décembre 1999, le Premier ministre Lionel Jospin s’était opposé à la volonté du chef de l’Etat d’envoyer des troupes en Côte d’Ivoire au moment du putsch du général Guéï".

Le "domaine réservé" n'ayant aucune valeur législative, encore moins constitutionnelle, Lionel Jospin avait effectivement pu s'opposer à la volonté de Jacques Chirac, bloquant l'envoi de troupes. Il s'agit cependant d'une exception car dans les faits, lors des trois cohabitations qui ont eu lieu depuis le début de la Vème République, le Premier ministre et le Président se sont le plus souvent accordés sur les questions de Défense, en dépit du rapport de forces politiques et au nom de l'intérêt supérieur de la nation. A la lecture de la Constitution et de l'histoire, un désaccord entre les deux têtes de l'exécutif peut aboutir, selon les cas de figure éventuels, à une situation de blocage réciproque.