Emmanuel Macron l’avait mandaté en juillet 2020 pour "dresser un état des lieux juste et précis" sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Après avoir remis son rapport à l’Élysée en janvier dernier, l’historien Benjamin Stora était auditionné ce mercredi 5 avril par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l'Assemblé nationale.
Le présent est tumultueux mais l'historien fait confiance au temps long. Si les relations franco-algériennes ont été particulièrement tendues ces dernières semaines, suite au report sine die de la visite de Jean Castex prévue en avril à Alger, et aux propos du ministre algérien du Travail, Hachemi Djaâboub, qui a qualifié la France d'"ennemi traditionnel et éternel", Benjamin Stora ne désespère pas. Devant les députés, l'historien spécialiste de l’Algérie française et post-coloniale est revenu sur les conclusions de son rapport, remis le 20 janvier 2021 au Président de la République. Formulant le vœu que les deux pays avancent de concert sur le chemin d’une mémoire apaisée, il espère œuvrer à une "réconciliation des peuples français et algérien".
"Soixante ans après, l’Histoire est encore un champ en désordre, en bataille quelquefois", écrit Benjamin Stora dans son rapport. L'historien plaide pour une reconnaissance affirmée des crimes commis durant la colonisation, puis durant la guerre, longtemps oubliés ou minimisés en France. Ainsi du conflit lui-même, qui, bien qu'il ait duré près de huit années, est longtemps resté sans nom, ou pudiquement appelé "événements d’Algérie". L’objectif est de mettre fin à ce que Benjamin Stora nomme la "communautarisation des mémoires".
L'historien considère que "tout groupe appartenant à cette histoire est spécifique, mais aucun n’est exceptionnel et nul ne doit être placé au-dessus des autres. Or, chaque groupe exige une empathie à sens unique, unilatérale, exclusive". Lutter contre cet antagonisme mémoriel est un enjeu d'autant plus important, note le rapport, qu’"aujourd’hui, en France, plus de sept millions de résidents sont toujours concernés par l’Algérie, ou plutôt, par la mémoire de l’Algérie".
Pour mettre un terme à "la mémoire hémiplégique" et favoriser "la circulation mémorielle", l’historien préconise ainsi la mise en place d’une commission chargée d'impulser des initiatives partagées entre la France et l'Algérie relatives à leur histoire commune. Il propose également de commémorer les différentes dates symboliques du conflit, du massacre de travailleurs algériens à Paris le 17 octobre 1961, aux accords d'Evian du 19 mars 1962, en passant par un hommage aux harkis le 25 septembre.
De même, s’il se félicite de la reconnaissance de l'assassinat en 1957 de l'avocat et militant politique Ali Boumendjel, actée par Emmanuel Macron le 2 mars dernier, Benjamin Stora souhaite aller plus loin. Il propose la constitution d’une commission mixte d’historiens français et algériens, visant à faire la lumière sur les enlèvements et assassinats d’Européens à Oran, en juillet 1962. Enfin, il préconise de réactiver le projet de Musée de l'Histoire de la France et de l'Algérie, abandonné en 2014, et d’ériger des lieux de mémoire sur quatre camps d'internement d'Algériens en France.
Sur tous ces sujets Benjamin Stora alerte dans son rapport sur la tentation du législateur qui consisterait à prendre en charge de manière unilatérale la question mémorielle. Il rappelle l'épisode malheureux de 2005, lorsque dans le prolongement du discours sur "la mission civilisatrice de la France", une loi avait souhaité reconnaître "l’aspect positif de la colonisation" dans les programmes scolaires. Cette mention avait été retirée du texte suite à la pétition lancée par des historiens, et l’article concerné retoqué sur décision du Conseil constitutionnel.
Afin de poursuivre le travail de mise en lumière des "déplacements massifs de populations rurales, pratiques de la torture, internements arbitraires et exécutions sommaires", Benjamin Stora souhaite le transfert de certaines archives de la France vers l'Algérie. Il évoque la nécessité que soit facilité l'accès aux chercheurs des deux pays aux archives à la fois françaises et algériennes. La numérisation de toute cette documentation sera nécessaire à cette "mise en commun", a-t-il précisé durant son audition. Il propose également de restituer à l'Algérie l'épée de l'émir Abdelkader, héros de la résistance à la colonisation française au XIXe siècle.
Sur la question des disparus, Benjamin Stora a réitéré son souhait de publication d’un "guide", suite à la création d’un groupe de travail s’attelant à la localisation des sépultures.
L’historien a également évoqué les essais nucléaires dans le Sahara, dix-sept tirs ayant été réalisés par la France après l’indépendance de l’Algérie. "La question, bien entendu, n’est pas de rentrer dans le secret des archives de la bombe atomique", a-t-il déclaré au cours de son audition. "Mais tout simplement de savoir où ont été accomplis ces tirs, pour pouvoir commencer à indemniser les populations civiles, ou même les soldats français, qui étaient présents au moment de ces tirs".
À une intervention d’Annie Genevard (Les Républicains), mettant en doute la dimension de "figure réconciliatrice" incarnée par Gisèle Halimi – laquelle en tant qu’avocate, a défendu des combattants nationalistes algériens – Benjamin Stora, qui propose de la panthéoniser, a rappelé le cas de Simone Veil. L'ancienne ministre a-t-il noté, avait également été très présente auprès des militantes algériennes, en particulier lorsqu’elle avait été magistrate détachée à la direction de l'Administration pénitentiaire. "Pourquoi est-ce qu’on accepterait l’entrée au Panthéon de Simone Veil, pour la refuser aujourd’hui à Gisèle Halimi ?", s'est-il interrogé.
Si on reste enfermés dans le piège politique des excuses, d’un côté comme de l’autre, on n’arrivera pas à avancer.
Plus largement, Benjamin Stora n’a pas jugé pertinente ni réparatrice la formulation d’excuses de la part de l’État français, attendues par les autorités algériennes, ou par les associations de pieds-noirs et de harkis, qui estiment avoir été victimes d’un abandon. "Si on reste enfermés dans le piège politique des excuses d’un côté comme de l’autre, on n’arrivera pas à avancer", a considéré l’historien.
Emmanuel Macron a lui-même plusieurs fois réitéré une ligne rejetant tout à la fois "repentance" et "déni" quant aux actes perpétrés par la France en Algérie. Par les mesures qu’il défend, Benjamin Stora espère tracer le chemin d’une réconciliation mémorielle, assise sur la construction d’un récit commun. Un défi de taille alors que l’Histoire, encore brûlante, de la colonisation française en Algérie, n’a de cesse de travailler en profondeur les deux pays.