Après "le bruit et de la fureur" jusque dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale, les députés de La France insoumise ont décidé de faire évoluer leur stratégie. Un peu plus de modération dans l'attitude pour mieux faire entendre la radicalité de leurs propositions. Entre l'examen du projet de loi sur le pouvoir d'achat en juillet dernier et le débat sur le projet de loi de finances ces dernières semaines, l'évolution est perceptible. Pourquoi cet infléchissement ? Comment se traduit-il ? S'inscrira-t-il dans la durée ? Enquête.
"On n’hésite pas à employer la punchline et une attitude de combat, mais il faut savoir aussi déjouer les pièges médiatiques et politiques". Ces mots du député Alexis Corbière résument à eux seuls l'attention toute particulière que La France insoumise porte depuis le début de la session parlementaire d'octobre à son image dans l'hémicycle. Lors de la législature précédente, et encore au tout début de celle-ci, la stratégie du groupe LFI s'inspirait clairement des mots de Jean-Luc Mélenchon sur "le bruit et la fureur" et se traduisait dans les faits par la recherche du coup d'éclat permanent, voire la tentation du chahut. Au retour de l'été, les députés insoumis ont fait évoluer leur manière de s'opposer à la politique d'Emmanuel Macron au milieu des velours bordeaux de l'hémicycle du Palais-Bourbon. Symbole de cet infléchissement, que certains élus de La France insoumise évoquaient depuis quelque temps sur le ton de la confidence, François Ruffin a ainsi déclaré le 10 octobre au micro de France Inter : "Je n’ai plus envie de hurler sur les bancs de l’Assemblée nationale".
Venant du fondateur du journal engagé Fakir, la sortie étonne un peu, tant il a multiplié les coups d'éclat dans l'hémicycle lors du quinquennat précédent. Des velléités d'assagissement qui surprennent jusque dans les rangs de la Nupes. À l'instar de Sandrine Rousseau, la députée du groupe Écologiste s'amusant auprès du HuffPost de ce changement de pied de "celui qu'on entendait le plus". Pour rappel, en décembre 2017, l'élu de la Somme avait été le premier député de la législature à écoper d'un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal pour avoir arboré le maillot de football d'un club de sa circonscription à la tribune de l'Assemblée.
Mais dans le contexte actuel, la stratégie de la conflictualité à outrance serait, selon lui, devenue contre-productive. "Je l’ai dit au groupe : ça ne sert à rien. Ça renforce le RN", explique désormais François Ruffin. Début octobre, une enquête intitulée "Fractures françaises" réalisée par Ipsos pour la Fondation Jean Jaurès, Le Monde et le CEVIPOF établissait le constat suivant : "53 % des Français estiment que l’opposition de la France insoumise est trop radicale" (...) Pour le RN, le reproche en trop grande radicalité n’est fait que par 34 % des Français". "À trop vouloir s’opposer, la France Insoumise se décrédibilise aux yeux des Français et ne répond pas à ce qu’ils attendent d’une bonne opposition", indiquaient les auteurs de l'étude, avant de conclure : "en termes d’image, les conséquences de ce choix sont catastrophiques pour la France insoumise et bénéfiques pour le RN".
Alors est-ce la fin du "bruit et de la fureur" dans les rangs les plus à gauche de l'hémicycle ? "Je suis le bruit et la fureur, le tumulte et le fracas", avait déclaré Jean-Luc Mélenchon lors du congrès du Parti de gauche en 2010. Avant d'incarner cette stratégie dans le cadre de la campagne présidentielle de 2012, d'abord, puis dans les débats au sein de l'hémicycle en tant que député des Bouches-du-Rhône et président du premier groupe estampillé "La France insoumise" à l'Assemblée. Une stratégie cohérente avec la pensée du triple candidat à l'élection présidentielle qui ne fait pas mystère de sa proximité théorique avec la philosophe belge Chantal Mouffe, pour laquelle la politique est le lieu privilégié du conflit, tout comme celui où l'on nomme ses adversaires, par une affirmation résolue des clivages idéologiques.
De fait, cette stratégie a souvent permis au groupe LFI de se faire remarquer lors de la précédente législature, et encore au début de celle qui a commencé en juin dernier, en particulier lors de la déclaration de politique générale d’Élisabeth Borne, le 6 juillet. Les huées et invectives provenant des bancs insoumis avaient alors été très commentées, tout comme le happening organisé quelques minutes auparavant sur la place du Palais-Bourbon, mettant en scène un faux mariage entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Durant l'examen du projet de loi sur le pouvoir d'achat et de la loi de finances rectificative qui avaient suivi, en juillet, le contraste avait ensuite été souligné, à l'Assemblée et dans les médias, entre l'attitude bruyante et le ton offensif constatés sur les bancs de La France insoumise et le comportement, plus calme, affiché par le Rassemblement national en quête de respectabilité et d'institutionnalisation.
Mais depuis le début de la nouvelle session parlementaire, en octobre, l'ambiance a changé. Comme si, au sein du groupe LFI, certains avaient pris conscience que la forme avait fini par nuire au fond du message. Officiellement, au-delà des déclarations de François Ruffin ou de quelques prudentes confidences, il n'y a pas de sujet. Pourtant, entre les débats sur le pouvoir d'achat, en juillet, et les débats budgétaires, ces dernières semaines, le changement est perceptible dans l'hémicycle.
Interrogé par LCP à propos de l'évolution de ton observée à l'échelle du groupe, Eric Coquerel affirme qu'il n'y a "pas de consigne" sur un éventuel changement de stratégie. "Il n'y a pas eu quelque chose qui serait de l'ordre de 'maintenant on fait ça plus soft'", indique le président de la commission des finances, qui considère que les commentaires des médias à ce sujet relèvent d'un "faux débat". D'après lui, il n'y a d'ailleurs jamais eu de "stratégie du choc permanent dans l'hémicycle". La France insoumise s'insurge "quand il y a nécessité", assure le député de Seine-Saint-Denis. "On est des tribuniciens, on est poli, clair et concis", renchérit Louis Boyard pour qui aucune discussion "sur les attitudes des uns et des autres" n'a eu lieu. "Quand on parle peut-être avec les mots du peuple, sur la question des salaires par exemple, on est à l'image de la colère des Français", argumente le député, élu en juin dernier, à seulement 21 ans.
Entré à l'Assemblée en 2017, Bastien Lachaud réfute, lui aussi, l'idée d'un changement de style pour des raisons stratégiques. "On est plus nombreux donc on est plus sûr de notre force", souligne cependant le député de Seine-Saint-Denis pour expliquer l'effet d'assagissement du groupe qui compte aujourd'hui 75 élus au Palais-Bourbon. "On nous accusait de parler fort aussi à la première mandature, résultat à 17, on a fini à 22% au premier tour de la présidentielle." François Ruffin qui veut se "soc-démiser"? "Il a peut-être un peu trop gueulé, mais ce n'est pas mon cas (...) La sociale-démocratisation, je la lui laisse !", balaie Bastien Lachaud en faisant référence au score d'Anne Hidalgo : "à la dernière élection, la soc-dém, ça a fait 1,7% ! ".
Le député de Seine-Saint-Denis évoque, par ailleurs, une rentrée parlementaire "plus reposante" que la précédente. À 75, on "parle moins qu'à 17", explique-t-il. Pour la première séance de questions au gouvernement, il se rappelle que le groupe a décidé qu'il n'y aurait que les nouveaux qui poseraient des questions. "Je pensais que j'allais être restreint et qu'on allait me demander d'assagir mon discours, mais au contraire, on m'encourage", constate Louis Boyard qui a pris la parole ce jour-là. À sa façon, le jeune député du Val-de-Marne a repris le rôle d'agitateur auquel François Ruffin semble avoir, en partie au moins, renoncé. Dès le début de la législature, il s'est illustré en refusant de serrer la main du député RN Philippe Ballard, lors du vote pour la présidence de l'Assemblée nationale, dont il était l'un des scrutateurs. "Nous sommes face à une pandémie, il faut prendre ses précautions... Une pandémie de racisme, d'antisémitisme, d'islamophobie !", avait-il ensuite déclaré au micro de LCP pour justifier son geste.
"Louis Boyard incarne un personnage un peu à la Gavroche, et il le fait bien. Ça ne lui irait pas de se notabiliser", commente Alexis Corbière à propos de son jeune collègue, estimant souhaitable que toute une palette d'interventions puisse se déployer, au sein d'une équipe unie sur le fond. Le groupe version 2022 jouerait ainsi de sa diversité, et d'une sorte de répartition des rôles, notamment entre les tribuniciens 2.0 et les orateurs au style plus classique, les nouveaux députés et les élus plus aguerris. Des groupes de travail informels se seraient d'ailleurs mis en place, composés d'un néo-député épaulé par un ancien, afin notamment d'éviter les interventions qui s'avéreraient mal calibrées.
"Au début de cette mandature, on jouait le fond et la forme (...) Maintenant on joue plus fin, plus malin."
Antoine Léaument reconnaît que le sujet d'un changement de ton a bien "été débattu collectivement". En particulier pour éviter que soit imputé au groupe et à son comportement la responsabilité de l'utilisation du 49.3 par le gouvernement. "Quand le contexte est plus calme comme cet été, on a besoin d'intéresser les Français sur les débats sur le pouvoir d'achat, donc on monte le ton, quitte à paraître exagéré. Mais actuellement, le contexte est déjà radical avec la grève donc on peut jouer d'un ton que d'aucun pourrait considérer de plus raccord avec une certaine tranquillité", décrypte le député de l'Essonne. "Au début de cette mandature, on jouait le fond et la forme", désormais "on joue plus fin, plus malin". Entendez, "moins la forme" du coup.
Si la "guérilla parlementaire" évoquée par Alexis Corbière à propos du pouvoir d'achat et la "guerre totale", selon les mots prononcés par Louis Boyard auprès de LCP, en prévision de la réforme des retraites, pourraient donc se jouer dans des registres différents, tous les élus insoumis s'accordent sur le fait que "la radicalité du fond du discours ne change pas". À commencer par François Ruffin : "La nation est traversée par des conflits. Nous devons les incarner", déclarait-il sur FranceInfo le 16 octobre. Quelques jours plus tôt, le 12 octobre, invité de l'Association des journalistes parlementaires, Eric Coquerel, interrogé sur l'infléchissement stratégique du groupe LFI, expliquait : "On ne sera pas un groupe politique qui va commencer à produire de l’eau tiède (...). Mais nous n'avons jamais joué sur un seul registre. Et on a bien noté que certains, y compris dans les médias, ont envie de surjouer ce qu’ils donnent à voir de La France insoumise. Donc on fait attention. Ce qui ne change rien à la radicalité de ce que nous proposons sur le fond". Une radicalité qui continuera donc à s'exprimer dans l'hémicycle et au-delà. Sur les réseaux sociaux notamment.
Le 27 juillet 2017, le groupe LFI marquait les esprits dès les premières semaines suivant son entrée au Palais-Bourbon en vidant un sac de courses sur les pupitres de l'hémicycle pour protester contre la baisse des APL. Cinq ans plus tard, certaines prises de paroles relayées sur les réseaux sociaux font exploser les compteurs de vues. Ainsi, plus d'1,6 millions de personnes ont visionné sur Tik Tok l'intervention d'Alma Dufour évoquant les gilets jaunes lors des débats sur le pouvoir d'achat. "Les cris, les invectives, c'est pas nécessaire, mais on garde les coups d'éclat", revendique la députée de Seine-Maritime.
Malgré ses bonnes résolutions affichées, François Ruffin estime, quant à lui, qu'elles ne seront pas faciles à tenir dans la durée. Comme ce jour où il s'est adressé à ses collègues de la majorité : "J'ai décidé d'adopter un nouveau style. Moins dans la colère, plus dans l'apaisement. Mais quand je vous entends, croyez bien que c'est difficile...". Quoi qu'il en soit, sur les bancs du groupe Renaissance, ce changement de ton bénéficie d'un meilleur accueil : "C'est plus nuancé. Ils sont moins dans un sentiment de délire de persécution, c'est une meilleure chose pour l'Assemblée", estime Caroline Janvier, l'une des co-rapporteurs du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Signe des temps, mercredi 26 octobre, tard dans la soirée, alors que l'ombre du 49.3 planait à nouveau sur l'examen du budget de la Sécu, les députés de La France insoumise, tout comme ceux des autres composantes de la Nupes, ont préféré manifester leur désapprobation en quittant l'hémicycle avant l'arrivée de la Première ministre, plutôt que de protester pendant la déclaration d'Elisabeth Borne.