Porté par une trentaine d'associations et cinq partis politiques, le texte n'a pas survécu à son examen au Parlement. Un gouvernement frileux, le lobby des eaux en bouteille et la vive opposition des sénateurs ont eu raison de cette proposition de loi. Retour sur le naufrage d'un texte a priori consensuel.
"Une entreprise de démolition", "cinq ans de perdu", "il ne fait pas bon être pauvre aujourd'hui en France"... Le monde associatif ne décolère pas depuis le 22 février, date à laquelle la proposition de loi sur le droit à l'eau et à l'assainissement a été torpillée par le Sénat. Une surprise "au goût amer" pour les auteurs du texte coécrit par le rapporteur Michel Lesage (PS) et des ONG avec - chose rare - le soutien des députés communistes, socialistes, verts, radicaux et centristes.
La réforme reposait sur deux piliers : instaurer un "chèque eau" pour deux millions de ménages précaires qui ont du mal à payer leurs factures d'eau. Un système basé sur le principe du "chèque énergie" mis en place par le gouvernement et pour un coût dix fois moindre (environ 50 millions d'euros par an).
Le deuxième pilier consistait à s'assurer que les communes de plus de 3500 habitants mettent à disposition des points d'eau pour les sans-abris (robinets, douches et toilettes), soit environ 100 000 à 200 000 personnes, selon les associations.
Un texte aux objectifs consensuels ("le droit à l'eau potable et à l'assainissement est un droit de l'homme garanti par l'État", dixit l'article 1), qui va finalement se fracasser sur des obstacles de toute sorte.
D'abord, le gouvernement, dont les militants du droit à l'eau dénoncent l'attitude :
Ce qui est terrible, c'est que le gouvernement ne s'est jamais prononcé contre. Mais, dans tout ce qu'il a fait, rien ne prouve qu'il était pour ce texte ! Ce fut un calvaire pour obtenir des rendez-vous au ministère de l'Environnement.Emmanuel Poilane, directeur général de France Libertés
Le 20 mai 2016, le directeur de France Libertés, partisan de la première heure de ce nouveau droit, rencontre François Hollande pendant trois quarts d'heure lors d'un entretien informel. Il sent qu'il sera très dur de porter le texte jusqu'au bout. Le président de la République qui semble maîtriser le dossier et ses enjeux, aurait conclu l'entrevue de manière cinglante, selon Emmanuel Poilane, en lui demandant de ne pas "encore faire une loi pour les pauvres".
Le rapporteur Michel Lesage constate lui aussi avec "beaucoup d'amertume" l'échec de sa proposition de loi, qu'il impute à Bercy. "50 millions d'euros, ce n'est rien pour le budget de l'État", regrette-t-il.
Arrivée après un début de quinquennat marqué par le ras-le-bol fiscal, la proposition de loi aurait fait les frais de la nouvelle doxa du ministère de Finances, qui rejette toute nouvelle taxation. "Mais on n'a jamais pu entendre les argumentaires...", soupire le député.
Le chèque eau pour les ménages modestes était pourtant financé grâce à une augmentation de la taxe sur les eaux embouteillées, qui existe déjà.
Il ne s'agissait pas d'une nouvelle taxe, mais d'augmenter cette contribution de 0,5 centime par litre d'eau. Soit une augmentation d'environ un euro par ménage et par an. Michel Lesage, rapporteur PS
Une goutte d'eau qui aurait permis de financer l'intégralité de la réforme. Mais le 14 juin 2016, lors de la première lecture du texte à l'Assemblée, Barbara Pompili dépose un amendement surprise la veille de l'examen du texte. Son objet ? Supprimer l'article 5, qui pose le principe de ce financement. Grâce à une alliance de circonstance avec les députés LR, l'article tombe grâce à une courte majorité - 19 voix contre 15.
Les partisans de la loi y voient la main des lobbys de l'eau minérale. De fait, des députés Les Républicains ont repris en choeur leur argumentaire de la sauvegarde de "40 000 emplois directs et indirects des 84 sources réparties en France" et critiqué cette taxe de 0,005 euro par litre qui menaçait "très sérieusement l'avenir de la filière des eaux minérales naturelles".
Le texte est voté mais il sort hémiplégique de l'hémicycle, privé de solution de financement... Plus de six mois plus tard, le 22 février, le texte arrive in extremis au Sénat grâce à une niche parlementaire du groupe écologiste. C'est l'ultime occasion d'adopter le texte avant la suspension des travaux. Il faut cependant que celui-ci soit voté dans les mêmes termes qu'à l'Assemblée pour être appliqué : le moindre amendement aurait pour conséquence d'envoyer le texte dans les oubliettes de la navette parlementaire...
La veille des débats au Sénat, le président de la commission du développement durable Jean-Paul Chanteguet (PS), vingt-ans d'expérience au compteur, se montrait même assez confiant sur l'avenir du texte... Mais là encore, le consensus de façade qui prévalait à la naissance du texte vole en éclat.
C'est d'abord le gouvernement qui dépose deux amendements, sachant pertinemment que leur vote compromettrait le texte. Les députés socialistes obtiennent leurs retraits à la dernière minute, mais la victoire est de courte durée. "Le coup de massue finale", comme le dit Michel Lesage, vient finalement des sénateurs LR, qui déposent une dizaine d'amendements, supprimant méthodiquement chaque article de la loi.
Les élus de droite, qui estiment que la loi encadre suffisamment les coupures d'eau, dénoncent de nouvelles contraintes imposées aux communes.
La situation devient cocasse lors des discussions en commission, quand le sénateur LR Jérôme Bignon, qui soutient la réforme, confie ses propres déboires :
Vous est-il seulement arrivé de vous faire couper l'eau en raison d'impayés ? Moi oui - je n'avais pas reçu la facture : c'est d'une grande violence, surtout lorsque vous avez des enfants en bas âge.
Jérôme Bignon, sénateur LR
Réponse de son collègue Michel Raison : "M. Bignon n'a peut-être pas eu de chance...". Et leur homologue Charles Revet d'enchérir : "Président d'un syndicat des eaux depuis trente ans, je n'ai pas le souvenir de la moindre coupure d'eau, car une solution personnalisée est toujours trouvée à temps, sauf cas exceptionnel d'un gros consommateur indélicat."
Des observations manifestement loin de la réalité du terrain : la fédération professionnelle des entreprises de l'eau elle-même estime le nombre de coupures à 100 000 par an...
En séance, les sénateurs voteront la suppression de la plupart des articles de la proposition de loi. Par manque de temps, le vote final n'aura même pas lieu alors que le texte a fini d'être complètement vidé de sa substance.
Pour Emmanuel Poilane, pas de doute, "le texte est mort". Le front associatif attendra que les élections passent, avant de tenter à nouveau sa chance, mais seulement "en cas d'élection d'une majorité progressiste", précise-t-il.
Mais c'est le socialiste Michel Lesage qui tire leçon la plus dure de cette réforme avortée : "C'est vraiment dans des moments comme ceux-là que l'on mesure le rôle marginal de l'Assemblée nationale."