Dans une Assemblée nationale sans majorité absolue, et où les oppositions sont en capacité de mettre le gouvernement en minorité, les votes peuvent parfois se jouer "au député près". Plus fréquemment qu'auparavant, les élus doivent effectuer des allers-retours entre les commissions et l'hémicycle pour participer à des votes serrés.
Mardi 11 octobre, 22h55. Fadila Khattabi (Renaissance) est essoufflée : "Allez, mes chers collègues, nous allons reprendre." Mais pas de temps à perdre, la présidente de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale enchaîne : "Non, non, on n'est pas tous là ? Si ! Si ! L'article 14 est adopté." Quelques minutes plus tôt, la réunion de la commission examinant le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) avait été suspendue afin de permettre aux députés de faire un aller-retour express dans l'hémicycle pour participer à un vote. Car au même moment avait lieu, en séance publique, l'examen du projet de loi de programmation des finances publiques 2023-2027, largement détricoté par les oppositions en attendant le scrutin qui doit avoir lieu sur l'ensemble du texte le 25 octobre.
Depuis le début de la législature, cette scène d'allers-retours au pas de course entre les commissions et l'hémicycle, entre lesquels les députés se répartissent pour travailler en même temps sur les différents projets de loi à l'ordre du jour, a tendance à se répéter. La raison ? Lors du précédent quinquennat, le gouvernement pouvait compter sur une majorité absolue qui lui assurait, sauf surprise, le vote des textes présentés à l'Assemblée. Mais depuis les élections législatives de juin dernier, l'issue des scrutin est plus incertaine. L'exécutif ne dispose plus que d'une majorité relative qui peut être mise en minorité lorsque les oppositions additionnent leurs votes. Lorsqu'un vote disputé doit avoir lieu dans l'hémicycle, tous les groupes ont donc intérêt à faire le plein des voix. "Les votes sont serrés, on est amenés à toujours compter au député près", confirme Hadrien Clouet (La France insoumise).
Puisque chaque voix compte, les travaux en commission - qui se déroulent souvent en même temps que le travail en séance publique - sont régulièrement suspendus pour permettre aux députés de participer aux scrutins dans l'hémicycle. Et quand la présidence de la commission ne suspend pas la réunion en cours, les députés s'éclipsent parfois pour aller prêter main forte à leurs collègues. Il peut arriver que certains s'absentent aussi quelques minutes pour aller défendre en séance publique un amendement qu'ils ont eux-mêmes déposé.
Une réalité illustrée par une vidéo postée sur les réseaux sociaux par Jérôme Guedj (Socialistes) dans la nuit du 11 au 12 octobre. Le député PS a filmé son périple au sein du Palais-Bourbon : "En commission des affaires sociales de 18 heures à minuit, avec de nombreux allers-retours vers l’hémicycle pour voter contre les articles de la loi de programmation des finances publiques", écrit l'élu, qui estime avoir fait ainsi plus de "10.000 pas".
"Il y a toujours eu des allers-retours [entre la commission et l'hémicycle] qui pouvaient se faire, mais là, évidemment, la fréquence devient problématique pour le travail en commission", commente le député Pierre Dharréville (Gauche démocrate et républicaine), membre de la commission des affaires sociales depuis 2017. Moins médiatisés que les échanges dans l'hémicycle, les débats dans les huit commissions permanentes de l'Assemblée nationale jouent cependant un rôle primordial dans le travail législatif. Lors de ces réunions, les députés, qui siègent dans telle ou telle commission souvent en fonction de leurs sujets de prédilection, examinent une première fois les textes de loi et les amendent dans une ambiance souvent moins polémique qu'en séance publique.
"C'est un temps d'échange qui nous permet de mieux identifier les problèmes sur lesquels on veut travailler", explique Pierre Dharréville (PC), qui évoque un "espace de débat de meilleure qualité que l'hémicycle". Mais désormais, "il faut prévoir l'état des votes dans les 30 minutes ou l'heure qui suit et hiérarchiser entre défendre ses amendements en commission ou courir aller voter dans l'hémicycle", regrette Hadrien Clouet (LFI), qui assure que cela entraîne une "grosse tension dans le travail en commission".
Cette nécessité de se dédoubler entre commission et hémicycle a été particulièrement remarquée la semaine dernière, entre l'examen des textes budgétaires dans l'hémicycle et celui du projet de loi de financement de la Sécurité sociale par la commission des affaires sociales. "Le PLFSS est un texte assez technique, qui nécessite de la concentration et du suivi et en même temps il y a un autre texte dans l'hémicycle qui demande, lui aussi, de la concentration et du suivi", souligne Arthur Delaporte (Socialistes). L'élu décrit des "impératifs contradictoires" qui donnent "l'impression de ne bien faire ni l'un ni l'autre". Hadrien Clouet ajoute que cela crée des "tensions sur la concentration" : "On n'est pas forcément 'focus' sur les amendements que l'on défend ou sur ceux que défendent nos collègues", regrette-t-il.
Cette situation peut être source de "frustration" pour les députés, indique Arthur Delaporte. Ainsi, le 11 octobre au soir, 5 minutes après le retour des députés en commission des affaires sociales, Paul-André Colombani (Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires) a fait part de son agacement : "Ça va être compliqué d'être en séance et ici", a déclaré l'élu de Corse-du-Sud. Le député n'a pas caché son dépit face à une commission des affaires sociales qui "s'est vidée". "Si je suspends [notre séance] on me dit 'vous suspendez de trop', si je ne suspends pas, vous me demandez d'aller [dans l'hémicycle]", a répondu la présidente de la commission, Fadila Khattabi (Renaissance).
"Quand on défend un amendement et que tout le monde a la tête ailleurs ça crée de la frustration, c'est sûr", réagit Pierre Dharréville. Autre conséquence : "L'examen du PLFSS par la commission des affaires sociales a été très rapide", selon Caroline Fiat (LFI), elle aussi membre de la commission des affaires sociales depuis 2017. Seuls les députés qui ont signé un amendement peuvent le défendre devant les autres membres de la commission. Or, explique la vice-présidente de l'Assemblée nationale, "beaucoup d'amendements sont 'tombés' puisque leurs auteurs étaient dans l'hémicycle". D'autres amendements sont votés alors que certains députés se sont absentés : c'est le cas, par exemple, d'un amendement sur la téléconsultation adopté alors qu'Hadrien Clouet était dans l'hémicycle.
"C'est sûr que ce n'est pas très confortable", reconnaît Fadila Khattabi (Renaissance), interrogée par LCP. La présidente de la commission des affaires sociales affirme "essayer de faire au mieux". "J'essaie de doser", précise-t-elle, en expliquant suspendre lorsque des votes clés sont sur le point d'avoir lieu dans l'hémicycle. "Depuis que la majorité est relative, on a toujours un oeil sur l'hémicycle", explique la députée de la majorité. "Tout le travail est bousculé", reconnaît Fadila Khattabi, évoquant non seulement le travail en commission, mais aussi les autres réunions et rencontres prévues à son agenda. "Il ne faut pas réduire l'équation à un conflit entre l'hémicycle et la commission", analyse lui aussi Stéphane Viry (Les Républicains), qui explique qu'un député travaille également dans des délégations parlementaires et a parfois des "rendez-vous prévus de longue date" hors du Palais-Bourbon. "Il y a d'autres choses dans la vie parlementaire", souligne l'élu.
Selon le député Les Républicains, le phénomène n'est pas nouveau, même s'il s'accentue : "Les travaux sont plus hachés et davantage décousus." Stéphane Viry prend l'exemple de l'examen en juillet par la commission des affaires sociales du projet de loi sur le pouvoir d'achat, suspendu à plusieurs reprises pour aller voter dans l'hémicycle sur le projet de loi relatif à la sécurité sanitaire. "C"était insupportable", se souvient-il. "Les députés m'ont dit que cela avait mis à mal la qualité du travail", reconnaît Fadila Khattabi. Qui ajoute : "Sur le PLFSS, j'ai décidé de moins suspendre, mais les députés ont quand même couru pour aller dans l'hémicycle." La présidente de la commission estime qu'une partie de la solution pourrait résider dans la présentation de projets de lois plus courts, qui seraient ainsi examinés en commission "dans un délai convenable et sans que cela ne percute un autre texte dans l'hémicycle".
Caroline Fiat (LFI) juge, quant à elle, nécessaire d'établir un partage entre des semaines exclusivement consacrées au travail en commission et d'autres réservées à l'examen des projets et des propositions de loi dans l'hémicycle. Une solution assez proche de celle de Stéphane Viry (LR), qui propose de sanctuariser le mardi pour le travail en commission. "Il faut apprendre à ralentir le rythme de travail", estime pour sa part Pierre Dharréville, qui explique avoir dû récemment préparer l'examen du PLFSS en commission alors que le texte sur l'assurance chômage était examiné en séance publique. Une idée qui ne pourra cependant pas forcément s'appliquer en toutes circonstances, puisque l'examen du budget de l'Etat et l'examen du budget de la Sécurité sociale doivent constitutionnellement se dérouler concomitamment, au cours de l'automne, pour une adoption avant la fin de l'année.
"La solution serait de réduire le nombre de lois", estime Arthur Delaporte (PS). qui met en garde à propos du chevauchement entre les travaux en séance publique et les nombreuses réunions auxquelles les élus participent au sein du Palais-Bourbon. Le député explique comment, lorsqu'il poste des vidéos de l'hémicycle sur Facebook, il reçoit des critiques de citoyens qui font remarquer que les "travées sont vides" alors qu'en réalité ses collègues sont en commission "à trente mètres de là"... Une analyse partagée par Stéphane Viry, qui reconnaît des "difficultés d'affichage" et des députés qui se font "traiter d'incompétents ou de je-m'en-foutistes alors qu'ils sont en commission".
Des textes plus courts et moins nombreux, de façons à légiférer moins pour légiférer mieux, l'ambition a souvent été évoquée au fil des dernières législatures. Et cela fait partie des bonnes résolutions affichées par le gouvernement et la majorité qui seront peut-être aidés en cela par la configuration actuelle de l'Assemblée nationale.